- Devant une salle comble, Nicole Pellegrin ouvre l’année 2018 des conférences du CCHA. Chargée de recherche au CNRS, anthropologue du vêtement et historienne des femmes, elle se présente d’emblée comme « féministe et pacifiste ». C’est avec ce double regard qu’elle nous propose sa lecture des albums de Bécassine, la première héroïne féminine de bande dessinée. Inventée par deux hommes – Maurice Languereau, dit Caumery le scénariste (Claudine Pauly nous apprend qu’il séjournait à la Maison des Saints à Monthoiron où il avait des attaches familiales), et Joseph Porphyre Pinchon le dessinateur – elle voit le jour dans La Semaine de Suzette. Cet hebdomadaire qui paraît à partir de 1905, est destiné aux petites filles de bonnes familles. Les aventures de Bécassine proposées sur deux pages, sont rassemblées ensuite dans les albums édités par Gautier-Languereau. La Semaine de Suzette qui a manifesté des sentiments « anti-boches » pendant la première guerre, est interdite par les Allemands en 1940 et ne reparaît qu’en 1946. Bien avant la « ligne claire » popularisée par les dessinateurs belges, Pinchon innove avec un tracé simplifié sur fond blanc ; la mise en page est pleine de mouvement, les vignettes de textes disposée de façon irrégulière.
- Anaïk Labornez (lisez « la bornée ») dite Bécassine, née à Clocher – les – Bécasses, représente la femme du peuple chassée de sa Bretagne natale par la misère : elle se place alors comme domestique à Paris. Facile à repérer dans sa robe verte – qui ne correspond à aucun costume breton authentique – armée d’un éternel parapluie rouge, elle semble niaise et servile mais est en réalité pleine de bon sens, et fait à la fois rêver et rire les jeunes lectrices. Bécassine qui est allée à l’école de la République écrit, certes avec des « fotes » ; bien que représentée sans bouche (allusion à l’interdiction de la langue bretonne) elle parle, et beaucoup plus que ses contemporaines issues des classes populaires ! Son image non sexuée, comme plus tard celle de Tintin qui voit le jour en 1929, reste immuable dans les divers albums.
- La période 1914-1918 est au cœur de trois albums : Bécassine pendant la guerre (1916) réédité en 1947 sous le titre Bécassine et la Grande Guerre, Bécassine chez les Alliés (1917) et Bécassine chez les Turcs (1919). La guerre, menée par les hommes, y est présentée sans montrer les combats, de façon édulcorée pour ne pas choquer les jeunes lectrices et exorciser l’angoisse présente dans toutes les familles. Bécassine tricote, essaie de devenir infirmière, travaille comme ses contemporaines : elle porte le calot et la musette de la poinçonneuse de tickets dans le métro. Tour à tour garde-barrière, aviatrice, conductrice de voitures, elle témoigne de l’émancipation temporaire et fragile des femmes. Bécassine donnait déjà avant-guerre une vision positive des étrangers, italiens, espagnols, maghrébins, turcs vivant en France ; à contre courant de l’image des troupes coloniales présentées comme des « nettoyeurs de tranchées », voire des cannibales, elle devient marraine de guerre du prince Boudou de Tombouctou qui se révèle être peintre et fin lettré. Invraisemblable, caricaturale mais attachante, Bécassine fait partie des héroïnes qui ont marqué plusieurs générations. La preuve en est donnée par la très riche exposition présentée : livres et poupées apportés par des membres du CCHA, albums du réseau des médiathèques du Grand Châtellerault, collection de la Semaine de Suzette de Danièle Bégeaut- Köhler. M. Hamon, dont la grand-mère a quitté sa Bretagne natale dans les mêmes conditions que Bécassine, nous a fait découvrir de très nombreux livres, objets, disques … dédiés à l’héroïne de la Semaine de Suzette.
Françoise Metzger
Le texte complet de cette conférence est paru dans le numéro 38 de la revue.